Considéré comme l'épicentre du graffiti français et européen, le terrain vague de Stalingrad (également appelé terrain vague de La Chapelle) fut actif de 1984 à 1992.
Le bâtiment qui se tenait en lieu et place du terrain vague semble être un parking couvert de deux étages. Il fut détruit entre 1978 et 1981, laissant un terrain vague délimité au sud par le boulevard de la Chapelle, à l'ouest par la rue Philippe-de-Girard, au nord par un garage abandonné et des immeubles donnant sur la rue Jacques Kablé et à l'est par une grille donnant sur les voies ferrées de la gare de l'Est. Il est en partie visible depuis la ligne 2 du métro aérien, accessible depuis les stations La Chapelle et Stalingrad d'où il tire ses deux noms. On y entre en passant par-dessus le mur du boulevard de la Chapelle ou celui de la rue Philippe-de-Girard.
La première fresque est réalisée par le collectif 3 Dvipa à la fin de l'année 1984 sur la face extérieure du mur en parpaing situé aux numéros 20-30 du boulevard de la Chapelle. Durant la même période, Bruno Les Cochons réalise quelques picto-graffitis à l'intérieur du terrain vague.
Au début de l'année 1985, Ash2 (qui signe à l'époque Saho) aperçoit le terrain vague alors qu'il se rend à la salle Paco Rabanne, située 57 boulevard de La Villette, qui accueillait les danseurs hip hop entre 1983 et 1986.
Les premiers writers à investir les murs intérieurs du terrain vague sont les BBC (Ash, JayOne et Skki), rapidement rejoints par Bando qui peint quelques murs intérieurs mais surtout le mur extérieur du boulevard de la Chapelle (notamment avec les CTK) et Lokiss qui investit principalement le côté intérieur de ce même mur (parfois avec Irus, Skki et Scipion). Ce partage territorial perdurera à quelques variantes près.
Durant les premières années, la fréquentation du terrain vague ne concerne qu'un cercle confidentiel de quelques adolescents adeptes de graffiti et de culture hip hop. Le terrain vague connaît une seconde période lorsque Dj Dee Nasty y organise ses free-jams (sur le modèle des block-parties du Bronx des années 1970). Danseurs, rappeurs, beat-boxeurs et passionnés de hip hop se mêlent alors ponctuellement aux writers entre le mois d'août et le mois de novembre 1986. Au printemps 1987, la première free-jam de l'année est interrompue par le nouveau commissaire du XIXe arrondissement qui, contrairement à son prédécesseur, déclare illégales les free-jams de Stalingrad. Une troisième période, de 1988 à 1992, voit une nouvelle génération de writers investir le mur extérieur du boulevard de la Chapelle tandis que les travaux commencent à l'intérieur du terrain vague au début de l'année 1988.
Le statut de Hall of Fame européen est dû à plusieurs facteurs : Durant les premières années du terrain vague, il est fréquenté par les les meilleurs writers parisiens (Ash, JayOne, Skki, Bando, Lokiss, Colt, Sign, Scipion, Kaze, Sheek, James, Dozer, Echo, Dark...). Bon nombre des fresques qui y sont réalisées sont remarquables d'un point de vue technique, mais révèlent également une émancipation des codes new-yorkais et l'affirmation d'identités stylistiques propres à leurs auteurs. Par ailleurs, Bando créé dès 1985 le crew international CTK qui regroupe des writers français, anglais et hollandais dont Mode2 et Shoe qui viennent à plusieurs reprises peindre les murs du terrain vague. En 1985, le photographe américain Henry Chalfant immortalise certaines fresques du terrain vague, qu'il publie en 1987 dans l'ouvrage Spraycan Art, considéré avec Subway Art comme la bible du graffiti par de nombreuses générations de writers. La photo de couverture représente d'ailleurs un personnage de Mode2 réalisé dans le terrain vague. L'ouverture en 1986 du magasin Ticaret, à deux pas du terrain vague (2 rue du Château Landon), contribue également à la reconnaissance du lieu. Ouvert en tant que friperie, le magasin se spécialise rapidement dans la culture hip hop et propose des vêtements, accessoires et fanzines liés à cette culture.
Au-delà des fresques réalisées dans le terrain vague, plusieurs éléments font de ce carré de terre, de détritus et d'herbes folles un lieu mythique. Dans un quartier marqué par la délinquance, la prostitution et la toxicomanie, le paysage de désolation qu'offre le terrain vague, sa proximité avec le métro aérien et les voies ferrées de la gare de l'Est rappellent les clichés du Bronx qui a vu naître le hip hop aux Etats-Unis. D'autre part, la fréquentation du terrain vague, d'abord par une poignée d'activistes passionnés, en fait le carrefour du mouvement, une sorte de "social club" dédié au hip hop et plus particulièrement au graffiti. C'est là que l'on se retrouve ou que l'on se rencontre, que l'on échange, que l'on se défie et que l'on apprend, le plus souvent dans un esprit fraternel. Pour autant, l'accueil des habitués n'est pas toujours des plus chaleureux envers les curieux et les inconnus. Soucieux de préserver leur mouvement comme leur terrain de jeu, les writers locaux n'acceptent pas n'importe qui à leurs côtés et il faut connaître un habitué, prouver son talent ou sa connaissance du mouvement pour fréquenter, voire peindre le terrain vague sans risque de conflit.
Au fil des années, le terrain vague de Stalingrad devient un lieu de passage obligé pour tout amateur de graffiti et il n'est pas rare d'y croiser des writers venant de divers pays d'Europe. Avec l'arrivée de nouvelles générations, l'esprit fraternel a parfois laissé place à de violentes rivalités dont témoignent certains habitués, ainsi qu’au recouvrement de plus en plus rapide des fresques réalisées et les divers messages et insultes laissés sur ou autour d'elles.
Aujourd'hui encore, le terrain vague de Stalingrad représente un chapitre fondamental de l'histoire du graffiti français et européen et, bien que de certaines fresques qui y furent réalisées soient largement diffusées, il renferme de nombreux secrets précieusement gardés par ceux qui les détiennent.
Source : Nicolas Gzeley